Joséphine Pinton, faire de la vitrine un art à part entière

La Maison Créative aime le fait-main et les belles histoires. C’est sur ce terrain commun que nous avons bâti une amitié sincère avec Joséphine Pinton, qui traduit en vitrine les fables qu’elle imagine pour les plus prestigieuses marques françaises. A travers de véritables théâtres empreints de poésie, cette éternelle Parisienne accorde au produit un droit de parole sans limite.

« Une vitrine doit être porteuse d’une émotion »

Il n’y a pas de mot dans le vocabulaire français qui saisisse les contours de sa profession. Sans réfléchir, le mot de « merchandiser » vient à l’esprit. Elle, dit plutôt « étalagiste », mais convient que le terme est désormais teinté de désuétude. Joséphine Pinton crée des vitrines, voilà tout. Le temps d’une promenade le long du Canal Saint Martin, un beau matin de mars à Paris, nous nous sommes plongées dans les coulisses d’un métier hors du commun avec notre guide de choix, Joséphine Pinton. Morceaux choisis.

josephine-pinton-portrait

Bonjour Joséphine, racontez-nous vos débuts d’étalagiste…

Sans trop savoir ce que le destin avait en tête pour moi, j’ai fait une école d’Arts Appliqués. A la fin de mes études, je suis entrée au Bon Marché avec la casquette d’étalagiste, ainsi nommé à l’époque celui qui crée et installe des décors pour valoriser un produit. J’ai appris les ficelles de mon métier, ses codes et sa profondeur, sur le tas, principalement au Bon Marché. A mon époque, il n’existait pas de formations dédiées à ce qui deviendrait mon savoir-faire. C’est différent aujourd’hui : la Fabrique, et la MJM, où j’ai enseigné, proposent des cursus spécialisés en merchandising.

J’ai ensuite traversé la rue, pour occuper le même poste à la Grande Epicerie, qui cherchait à appliquer pour le monde du food les mêmes recettes que dans la mode. Son directeur, qui était aussi celui du Bon Marché, voulait y introduire un turnover rapide des vitrines et des scénographies intérieures, et surtout la mise en place de thèmes rythmant la vie du magasin. J’ai donc accompagné la Grande Epicerie dans ce nouveau chapitre, notamment à travers son événementialisation, une mécanique tout à fait commune aujourd’hui, mais qui était à l’époque complètement révolutionnaire. J’ai adoré cette période car tout était à faire, à défricher.

Joséphine Pinton est profondément attachée à la notion de destin, de bonne étoile. Elle s’échappe alors de la Grande Epicerie pour faire le tour du monde. Elle est revient solide, enrichie, prête à se mesurer à de nouveaux défis. Elle saute le pas de l’indépendance professionnelle et séduit de nombreux clients, d’Hermès à Figaret, grâce à son approche artistique de la vitrine. 

Quel est le rôle d’une vitrine ?

Concrètement, je vois la vitrine comme un espace de théâtralisation du produit. Il s’agit d’un exercice compliqué car le risque de créer un décor trop fort où le produit disparait est constant. Or, pour moi, le décor doit servir le produit, et non l’inverse. Le produit doit être le protagoniste d’une vitrine. Au-delà de cet axe tangible, un mot guide en permanence mon travail : émotion.

Quel est l’objectif d’une vitrine ? Selon moi, elle doit être porteuse d’émotions. Pour qu’elle soit réussie, une vitrine doit créer une étincelle, provoquer un sentiment, que cela soit de l’humour, de la poésie… ou même du rejet ! Il n’y a rien de pire que l’indifférence. Et pour cela, tout passe par l’histoire qu’elle raconte. Pour moi, une vitrine qui ne raconte rien ne procure aucune émotion, et n’a donc pas de sens.

Comment imagine-t-on une vitrine ?

Il faut toujours se mettre dans la peau du passant. Celui-ci accordera, ou non, différents temps de lecture à la vitrine. Le premier : quand il passe devant. Si la vitrine est percutante, il s’arrête pour un second temps de lecture. Le troisième, le pari réussi, vient si le passant entre métaphoriquement dans la vitrine et tente de la déchiffrer. S’il pousse la porte du magasin c’est doublement gagné. Mon travail est d’accorder ces trois temps sur une même partition. Et, pour y parvenir, j’imagine un univers, j’écris une histoire puis je traduis le tout dans une mise en scène qui se doit d’être à la fois poétique et percutante.

Une vitrine a-t-elle des frontières ?

Certains réseaux de plus de 400 boutiques copient-collent leurs concepts de vitrine. Mais peut-on réellement croire qu’une vitrine pensée pour Paris soit efficace en Chine ? Jean-Louis Dumas (ndlr : PDG emblématique de Hermès International) a été le premier à dire que la vitrine est un langage porteur d’une culture. C’est lui qui a imposé chez Hermès le fait de scénariser les vitrines sur-mesure pour chaque pays. Je suis terriblement d’accord avec lui : je ne peux pas créer des vitrines qui parlent à tout le monde.

Hermès, Paris 2011

Quels sont les enjeux de la vitrine moderne ?

La vitrine est devenue un lieu de combat entre toutes les parties prenantes d’une marque : les commerciaux, les communicants, les créatifs. Chacun y voit son intérêt : l’un veut placer beaucoup de produits, l’autre veut faire du grandiose pour asseoir une image de marque, le troisième pense avant tout à la dimension artistique de son œuvre. On cherche alors à trouver un consensus et la vitrine se retrouve souvent orpheline de son histoire, dépossédée de son sens originel. Malheureusement, on assiste de plus en plus souvent à des mises en scène grandioses qui n’ont rien à raconter.

Que reste-t-il donc de la vitrine comme forme d’expression pour une marque ?

La vitrine est un espace – ce mot est important – qui a été très malmené et qui n’existe quasiment plus au sens artistique du terme. La tendance est aux boutiques transparentes dont l’intérieur est vu depuis la rue et par conséquent, au travers de sa vitrine. Pour être décemment comprise, la vitrine se doit d’être lisible. En estompant la frontière entre l’espace de vente et celui de la scène, le message est brouillé et l’histoire se perd. La vitrine se retrouve donc dépouillée de son emploi premier.

Hermès, Paris 2014

« La vitrine est un langage porteur d’une culture »

Joséphine Pinton a la charge exclusive des vitrines de la marque de souliers J.M. Weston, une référence de l’élégance à la Française fondée en 1891 à Limoges, par Édouard Blanchard. Empreinte de traditions, la marque a conservé son territoire d’expression en vitrine.

Nous parlions précédemment de la force des histoires. Quelle est celle que vous racontez pour J.M. Weston ?

L’idée d’aborder le savoir-faire incroyable de la Maison Weston s’est vite imposée. Les collections J.M. Weston sont produites depuis plus de 100 ans dans une manufacture à Limoges qui emploie près de 200 artisans. Ces souliers sont faits pour marcher, faits pour durer et exister en dehors des modes et des époques.

Justement, parlez-nous de vos premières vitrines pour J.M. Weston.

Ma première vitrine, présentée en septembre 2020, met en scène une sculpture en lévitation où s’entrechoquent un mètre couturier, une boite de cirage, une peau de chamois… Bref, tous les objets que l’on peut trouver sur l’établi d’un artisan bottier. L’inspiration pour cette installation est tirée du travail de deux artistes suisses, Peter Fischli et David Weiss, qui créent à partir d’objets du quotidien des montages improbables, des enchaînements suspendus qui se cassent la figure. J’ai été touchée par leur approche poétiquement drôle et simple qui m’a donné envie de reprendre leurs codes.

J.M. Weston, Paris 2020

La seconde, celle de Noël, est née de l’envie de donner un coup de pied au banquet, en le renversant façon Daniel Spoerri. J’y ai ajouté un clin d’œil au surréalisme de Meret Oppenheim et à son œuvre « Ma Gourvernante » (1936) qui met en scène une paire d’escarpins dans un plat, en lieu et place d’une dinde prête à être découpée. La table de fête Weston se dresse donc, fière de ses couverts remplacés par des brosses, de son pot de Caviar devenu pot de clous, de ses serviettes en chamoisine…

J.M. Weston, Paris 2020

Pour la troisième, présentée en janvier 2021, j’avais en tête une dimension très importante pour la maison : celle de la marche. En effet, J.M. Weston est une marque de souliers faits avant tout pour marcher. J’ai donc eu l’idée de mettre en scène une paire de chaussures… qui marche, tout simplement ! Et autour d’elle, pour signifier le chemin parcouru et en cours, on retrouve des modèles en blanc annotés, les mêmes qui servent de base aux nouvelles créations au travail du bureau d’études de la marque. Une nouvelle référence au savoir-faire de la Maison…

J.M. Weston, Paris 2021

On note toujours une pointe d’humour dans vos vitrines…

Ce décalage, c’est un peu ma signature. Dans une vitrine, ce qui interpelle, c’est aussi l’inattendu. Je suis très attachée au surréalisme. Prendre quelque chose et le réinterpréter pour en faire quelque chose d’absolument autre… ça me parle.

Vous faites souvent référence à l’art contemporain dans vos vitrines. En définitive, quelle est la frontière entre l’art contemporain et celui des vitrines?

Un ami artiste me disait récemment que mes vitrines pourraient être considérées comme des œuvres muséales. Finalement, lui et moi utilisons l’installation comme forme d’expression première. Il me racontait néanmoins se retrouver parfois coincé dans son travail car contraint de devoir utiliser sans cesse les formes et codes qui avaient fait son succès, ce qui l’empêchait, dans une certaine mesure, d’évoluer. Au contraire, j’ai l’immense luxe de travailler dans l’ombre et de n’avoir donc aucun attente de la part du public, ce qui me permet de tester et d’innover sans cesse.

Et l’écologie dans tout ça ?

Ces vingt dernières années, la production de vitrines a vraiment pris un tournant industriel. Les vitrines sont hyper huilées, brillantes, rutilantes… parfaites, et ce à grand renfort de matières polluantes et non recyclables. Je milite pour remettre l’artisanat au cœur du système, et notamment grâce à J.M. Weston. Pour moi, une imperfection sur une installation témoigne du geste de l’artisan qui l’a façonnée avec tout son savoir-faire. De plus, j’aime imaginer des histoires à travers un minimum de moyens. Bois, métal… J’utilise des « vrais » matériaux pour donner vie à mes idées, et j’essaie de bannir le plastique au maximum.

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