In Between

Benjamin A. Lalande est un réalisateur français, artiste visuel et photographe. Né à Paris, il étudie l’histoire et l’ethnologie à Paris et Mexico avant de réaliser des projets de films documentaires pour la télévision européenne. Parallèlement à son métier de réalisateur, il développe un travail artistique personnel de photographie. Les coulisses de ses reportages lui offrent un espace de liberté au travers duquel il exprime toute la passion qu’il porte à cet art visuel. D’ailleurs, c’est à l’occasion d’un repérage photographique sur l’île de Mozambique dans le cadre d’un projet de film documentaire sur le thème de l’eau et la mémoire que Benjamin a rencontré Amissé…

Amissé est un pêcheur makhua, un peuple qui est considéré comme originel de la diaspora noire. Comme Goré au Sénégal, l’île de Mozambique fut en effet pendant des siècles le passage obligé des navires négriers français, portugais, arabes, chinois ou japonais, qui y faisaient escale pour charger leurs cales de bois d’ébènes, d’hommes, de femmes, et d’enfants makhuas, destinés aux plantations malgaches, brésiliennes, antillaises et américaines.

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Aujourd’hui, de nombreux traits culturels makhuas se retrouvent de façon clairsemée en Haïti, à Cuba ou dans le sud des États-Unis, notamment dans la pratique du vaudou, mais pas seulement. Aussi, l’imaginaire makhua est-il une des nombreuses composantes de la pensée métisse américaine. Dans cette pensée métisse (Serge Gruzinski, La pensée métisse, 1999), l’intérêt que soulève la question de la frontière est précisément que, rendue poreuse, la frontière révèle des espaces in between, souligne que « des frontières peuvent errer avant de s’arrêter sur des positions définitives, comme elles peuvent passer par des étapes transitoires ou aléatoires. Certaines continuent à se déplacer dans un cercle presque indéfini comme, dans l’Amérique coloniale, les frontières qui séparaient les différents groupes ethniques. C’est précisément ces espaces « in between » que Benjamin entend explorer au travers de son projet photographique et filmographique dans une communauté telle que celle des pêcheurs makhuas du Mozambique.

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Dans les eaux du canal du Mozambique, les Makhuas plongent en apnée et manœuvrent avec leurs corps pour piéger les poissons dans leurs filets. Dans ces mêmes eaux, errent les esprits de leurs ancêtres esclaves qui ont péri dans de nombreux naufrages de navires négriers. L’un d’eux, le Sao José, a été récemment retrouvé par une équipe du Slaves wreck project et exposé au Smithonian National Museum of African American History and Culture de Washington. Une autre équipe est, elle, sur le point d’en localiser un second, l’Aurore, un négrier français qui fit naufrage en 1790 devant l’île de Mozambique suite à une erreur de navigation et une révolte des esclaves embarqués sur l’île. Les archives révèlent que deux cents hommes makhuas périrent dans ce naufrage.

Ces ancêtres, à qui l’on a volé leur esprit et leur raison en les arrachant de leur terre natale et ne leur laissant que leur seule force de travail, sont les morts-vivants, ou zombies, que l’on retrouve aujourd’hui dans le vocable vaudou de la Caraïbe ou du sud des États-Unis. Ils incarnent l’histoire de la colonisation, qui est en fait celle du processus de “zombi‑cation” généralisée de l’homme. Ils incarnent aussi l’histoire d’une quête, celle de la libération capable de restituer à l’homme l’usage de son imagination et sa culture. Dans un cycle destruction-création ces ancêtres disparus, les Esprits (minepa en makhua) tanguent entre deux forces : affronter la vie, ou affronter la lumière.

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Amissé, donc, est né sur le continent. Il a fui la guerre civile qui a tué depuis 1975 près d’un million de mozambicains, et trouvé refuge sur l’île de Mozambique, un des rares territoires épargnés par le conflit. Son labeur quotidien de pêcheur indépendant résonne comme un acte absolu de création : celle de sa liberté d’homme. Avec ses associés, par leur unique volonté et la force de leur corps, il échappe aux différentes formes de domination qui marquent la vie moderne, qu’elles soient des survivances de l’époque coloniale ou qu’elles procèdent de l’histoire plus récente du pays. La pêche artisanale telle qu’ils la pratiquent connaît un essor considérable depuis une vingtaine d’année sur l’île de Mozambique. Plusieurs équipages sillonnent les eaux alentours, si bien que le poisson se cachent. Il faut parfois naviguer une heure ou deux heures avant de trouver un banc de poisson. Mais ils rentrent très rarement les filets vides.

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Cette série de photo fut réalisée début décembre 2016 lors de deux sorties en mer de 7-8 heures chacune et revêt une dimension toute bachelardienne… Dans sa quête d’authenticité, Benjamin Lalande utilise un Leica M9 équipé d’un 35mm pré-asphérique afin d’être au plus près de l’œil humain et du réel. Il en résulte une série de photos pleines d’émotions qui reflète à la fois la charge physique d’un tel tournage, en mer de 5h du matin à 7h du soir, émotionnellement pour la symbolique qu’elle porte, de la résilience qui s’est créée à partir de cet espace in between…

« Disparaître dans l’eau profonde ou disparaître dans un horizon lointain, s’associer à la profondeur ou à l’infinité, tel est le destin humain qui prend son image dans le destin des eaux. »
Gaston Bachelard, L’eau et les Rêves
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Benjamin A. Lalande

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